La peur est la petite mort qui conduit à l'oblitération totale. La peur tue l'esprit.
J'affronte ma peur. Je lui permets de passer sur moi, au travers de moi.
Et lorsqu'elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin.
Et là où elle sera passée, il n'y aura plus rien. Rien que moi.

mardi 25 avril 2017

Aux civilisés ignorants

Voici un dialogue fondamental (que je trouve lumineux)
se déroulant entre un enfant de sept ans et un adulte sans instruction,
au travers duquel est expliqué le fonctionnement du monde ;
enfin, ce que devrait être, aurait pu être, le monde…
sans l’hégémonie séculaire des cupides mégalos.

Suite au propos qui va suivre, on devrait se questionner,
notamment concernant notre éloignement de la Réalité, notre névrose ;
pour le dire autrement, ce dialogue nous renvoie notre vanité en pleine figure.
(Ce décalage, entre la Réalité et ce qu’on nous incite à vivre,
se voit confirmé par le récent premier tour de la présidentielle,
ainsi que par l’élection de D. Trump aux States).

Je ne sais plus qui a écrit que c’est une chose (difficile) d’ouvrir les yeux,
que c’en est une autre (plus difficile encore) que de croire ce que nos yeux voient.

J’avais écrit une fois qu’il est surprenant qu’avec tant d’instructions et de culture,
nous ne comprenions pas l’élémentaire, restant des ignorants.

Et dire que nous avons besoin qu’on nous explique ça (ce qui suit) !
À plus de 64% des français, pour le moins.

Extrait copié dans le roman « L’ange des ténèbres » de Ernesto Sabato.
Le dialogue se déroule entre Carlucho (un adulte) et Nacho (un enfant) :

(…) Carlucho fit cette réflexion sibylline :
- Ah, bordel, si seulement y avait l’anarchisme…
Nacho ouvrit de grands yeux.
- La narchisme ?
(…)
- Et qu’est-ce que c’est, la narchisme, Carlucho ?
- Moi, j’suis un sauvage, que j’t’ai dit. Qu’est-ce que tu veux ? Que j’t’esplique (…) ?
(…)
- Nacho, j’vais t’poser une question. Ecoute-moi bien.
- Oui.
- Qui c’est-y qui a fait la terre, les arbres, les rivières, les nuages, le soleil ?
- Le bon Dieu.
- Très bien. Alors, tout ça, c’est pour tout le monde, tout le monde a le droit d’avoir les arbres
et de se mettre au soleil.
Dis-moi, est-ce que les oisiaux, y doivent demander la permission à quelqu’un pour voler ?
- Non.
- Y peuvent aller et venir dans l’air, et faire leur nid et avoir leurs petits, pas vrai ?
- Bien sûr.
- Et quand il a faim, l’oisiau, ou qu’y doit nourrir ses petits, y ramasse c’ qu’y trouve,
une p’tite graine et y s’envole. C’est-y pas vrai ?
- Oui, bien sûr.
- Eh ben, l’homme, il est comme les oisiaux, (…). Libre d’aller et venir.
Et s’il a envie de s’envoler, qu’y s’envole. Et s’y veut faire son nid, y n’a qu’à le faire.
Parce que le grain, et la paille pour se faire un nid, et l’eau pour se laver ou pour boire,
c’est au bon Dieu, et le bon Dieu, il l’a fait pour tout le monde.
Tu suis bien tout ? Parce que, si tu suis pas, on peut pas continuer.
- Oui, j’ai tout compris.
- Très bien. Alors, pourquoi ça doit êt’ qu’ qu’s’uns qui sont les patrons d’ la terre,
et qu’les aut’ y travaillent comme ouvriers ?
Où est-ce qu’y l’ont trouvée, la terre ? Est-ce qu’y l’ont fabriquée ?
Nacho réfléchit un peu, puis répondit que non.
- Très bien, Nacho. Alors ça veut dire qu’y l’ont volée.
Nacho fut très surpris. Comment se faisait-il, alors,
qu’on ne mettait pas les voleurs en prison ?
Carlucho eut un sourire amer.
- Attends, idiot, attends, tu vas voir. J’te dis que la terre, y l’ont volée.
- Mais à qui l’ont-ils volée, Carlucho ?
- Qu’est-ce j’en sais, moi. Aux Indiens, aux gens d’avant. Je sais pas.
J’t’ai ben dit que j’suis qu’un sauvage (…) Et puis, réfléchis une seconde.
Suppose (c’est rien qu’une supposition), suppose que du jour au lendemain
tous les ouvriers agricoles y disparaissent, qu’est-ce qui se passe ? Tu veux me dire ?
- Eh bien, il n’y aurait plus personne pour travailler la terre.
- Esactement. Et si personne y travaillerait la terre, y aurait pu d’blé,
et sans l’blé, y aurai pu d’pain, et sans pain personne mangerait pu. Même pas les patrons.
Alors, d’où qu’y v’nait leur pain, tu peux me dire ?
Maintenant, fais bien attention, parce qu’on va passer aux choses sérieuses.
Tu supposes aussi qu’y aurait pu d’cordonniers. Qu’est-ce qui arriverait, s’y en aurait pu ?
- Il n’y aurait plus de chaussures.
- Tout juste. Et maintenant, suppose qu’y aurait pu d’maçons.
- Il n’y aurait plus de maisons.
- Très bien, Nacho. Alors, maintenant je te demande c’qui arriverait
si demain y aurait pu d’patrons.
Les patrons, y sèment pas le maïs ni le blé, y font pas les souliers ni les maisons,
et y font pas les récoltes non plus. Tu peux m’dire un c’qui arriverait, hein, s’ y en aurait pu ?
Nacho regarda Carlucho avec étonnement. Celui-ci avait un sourire de triomphe.
- Allons, dis-moi c’qui arriverait s’y aurait pu d’patrons demain ?
- Rien, il n’arriverait rien, répondit Nacho, surpris de l’énormité de cette conclusion.
- Ni plus ni moins. Alors, maintenant écoute bien (…) : les cordonniers,
pour faire des souliers, y leur faut du cuir, les maçons, y-z-ont besoin d’briques,
et les ouvriers agricoles y leur faut la terre le grain et la charrue, pas vrai ?
- Si.
- Mais qui c’est qu’a le cuir, la terre, les charrues et tout ça ?
- Les patrons.
- Tout juste. c’est l’patronat qui ont tout. C’est pour ça qu’les pauvres, on est des esclaves.
Parce qu’eux y-z-ont tout et nous, on a rien, on a qu’nos bras pour travailler.
Et maint’nant on va aller encore un peu plus loin, alors tu fais bien attention à c’que j’y dis.
- Oui, Carlucho.
- Si nous, les pauvres, on prend la terre et les machines et l’cuir et les fours à briques,
on peut faire des souliers, et construire des maisons et semer et récolter,
parce qu’on a les bras pour tout faire. Alors y aurait pu d’pauvreté, pu d’esclavage.
(…)
Nacho le regardait avec stupéfaction.
(…)
- Tu vois, Nacho, continua-t-il. Tout est très simple, (…)
Y faudrait que tout l’monde y travaille. Et ceux qui travailleraient pas,
y-z-auraient pas d’quoi vivre. Ah, ben sûr, j’te parle que des hommes
et des femmes bien portants. Y s’agit pas des mioches, ni des patraques, ni des vieux.
Au contraire, tous ceux qui travaillent, y-z-ont l’devoir d’entret’nir le zinvalide,
l’enfant et le vieillard.
Alors comme ça, y en a qui font les souliers, y en a qui font la farine, et d’aut’ le pain,
et d’aut’ la récolte, et tout c’qu’y font, y l’garderons dans une grange où qu’y a d’tout :
la nourriture, les vêtements, les livres d’école. Tout c’que tu peux imaginer. (…)
Alors moi j’y va
(à la grange) et j’y demande qu’y m’donne une paire de souliers,
d’ma pointure, et l’autre y demande un kilo d’viande, et l’autre une plaque de chocolat,
et l’autre une veste parce que la sienne, l’a des trous aux coudes.
Chacun y demande ce qu’il a besoin. Mais seulement ce qu’il a besoin.
- Et si un riche en veut davantage et qu’il les achète ?
- Un riche, t’as dit ?
- Oui.
- Mais de quel riche que tu parles, bêta ? Est-ce que j’t’ai pas espliqué qu’avait pu d’riches ?
- Mais pourquoi ça, Carlucho ?
- Parce qu’y a pu d’argent.
- Mais s’il leur en restait d’avant ?
- S’y z’en avaient y-z-ont perdu leur temps, parce que maint’nant, ça sert pu à rien.
Qu’est-ce tu veux en faire, de l’argent, si tout c’que t’as besoin, t’as qu’à l’demander
à la grange ? L’argent, c’est que des bouts d’papier. Et sales, pleins d’microbes.
Tu sais c’qu’est les microbes ?
Nacho fit signe que oui.
- Très bien. L’argent, c’est fini. S’y en a qui sont assez bêtes pour le garder,
y n’ont qu’à le garder. Personne va les empêcher. Pour c’que ça leur servira.
- Et si quelqu’un veut obtenir davantage de souliers à la grange ?
- Comment ça, plus d’souliers ? J’te comprends pas. S’y m’faut une paire,
j’va à la grange et c’est tout.
- Non, je veux dire, si quelqu’un en veut trois ou quatre paires ?
Carlucho se mit à rire de bon cœur.
- Mais pour quoi faire, trois ou quat’ paires, puisqu’on a qu’deux pieds ?
(…)
- Et si quelqu’un vient voler dans la grange ?
- Voler ? Pour quoi faire ? S’il a besoin de quelque chose, il a qu’à d’mander,
on lui donne. Faudrait êt’ fou.
- Alors, il n’y aura plus de police ?
Gravement, Carlucho secoua la tête pour dire que non :
- Y aura pu d’police. La police, c’est l’pire de tout. J’t’en parle d’espérience.
(…)
- Et s’il y a quelqu’un qui ne veut pas travailler ?
- Y n’a qu’à rien faire. On verra la tête qu’y fera quand il aura faim.
- Et si le gouvernement ne veut pas ?
- Le gouvern’ment ? Mais qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse d’un gouvern’ment ?
(…) Quand j’ai travaillé à la terre, on n’avait pas b’soin du gouvern’ment non plus.
(…) Et quand j’ai entré à la glacière Berisso, le gouvern’ment, tout c’qu’il a été bon,
ç’a été de nous envoyer la police cont’la grève et d’nous torturer.
- De vous torturer ? Qu’est-ce que c’est, ça, Carlucho ?
Carlucho posa sur Nacho des yeux tristes.
- Rien petiot. j’ai dit ça sans penser. C’est pas des choses pour les enfants.
Et puis, comme on dit, j’suis un nignare.

 

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4 commentaires:

  1. Eric,
    Le ton est très juste. Il fait très émission radiophonique je trouve.
    Thierry

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    1. Aqui radio Loco,
      nos escuchan los Ch'tis !
      Asta luego hombre Tmas
      :))

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  2. Waouh ! Quel dialogue ! il me fait penser à mon livre fétiche :"Professeur cherche élève ayant désir de sauver le monde" de Daniel Quinn . Pas dans le style d’écriture mais dans la forme, celle d'un mi-dialogue, mi-questionnaire d'un adulte/gorille face à un enfant !
    Pourquoi ne fait-on pas lire ce genre de choses aux lycéens ? a t'on peur qu'ils se rebellent ? Si j'étais prof de français, je saurais quels livres choisir, mais peut-être ont-ils des listes à respecter ??? Peut-être les a t'on formatés pour ne pas faire de remous ??
    Merci pour cette découverte !

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    1. Sacrée bonne question !!
      La réponse me semble évidente.
      Qui n'a pas intérêt à diffuser ce genre de lecture ?

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